De Jean-Gabriel Périot
Documentaire - France/Bosnie-Herzégovine/Suisse/Allemagne - 2023 - VOST - 1h49

Se souvenir d'une ville

Le siège de Sarajevo a duré d’avril 1992 à février 1996. 1425 jours, pendant lesquels les jeunes hommes de la ville ont été mobilisés pour la défendre; des jours où certains d’entre eux ont choisi de prendre leur caméra pour conter par l’image la violence qui s’abattait sur eux. 30 ans après, quel regard ces cinéastes portent-ils sur leurs images d’alors, sur cette guerre sans fin et sur leurs craintes qu’elle ne reprenne ?

Séance en collaboration avec l’association bosniaque de Mulhouse.

D’abord, il y a ces saignées magnifiques de verdure où le soleil se mire dans les arbres. Puis soudain, la caméra quitte cette image bucolique pour restituer la parole de jeunes réalisateurs qui ont filmé la guerre à Sarajevo entre 1992 et 1996. Ce sont des courts-métrages conçus au milieu des cris et des morts, avec du matériel de fortune, qui regardent la Bosnie agonir au milieu de ses blessés, de ses embuscades et des immeubles qui brûlent. Les films regardent aussi la population qui ose encore s’amuser, qui cherche à se divertir quand elle ne pleure pas ses soldats disparus ou les civils tués. Puis, trente ans plus tard (déjà trente ans), Jean-Gabriel Périot retrouve ces cinéastes d’hier et leur donne la parole. Chacun alors se livre non seulement sur cette expérience inédite de cinéma, mais aussi les cicatrices encore ouvertes d’une guerre en Europe que les pays occidentaux ont regardé de loin. Se souvenir d’une ville emprunte les mêmes ressorts cinématographiques que les travaux précédents du réalisateur, à savoir évoquer le monde d’aujourd’hui et d’hier à travers les fissures de la mémoire. Sauf qu’ici, le documentariste s’appuie sur des films tournés à l’arrachée dans un hôpital, un immeuble, un bus, ou à l’extrémité d’un passage d’aéroport où les exilés tentent de se sauver de la guerre. Le recours à des archives interroge de manière sensible la façon dont les artistes peuvent traiter la réalité : non seulement en en faisant un objet de connaissance pour les citoyens de demain, mais aussi une œuvre qui raconte, mieux qu’un journaliste, les affres de l’humanité. Les cinéastes confirmés témoignent que la création n’a pas besoin de moyens subséquents, mais simplement d’une inspiration et d’un désir de rendre compte de la tyrannie du monde, autrement que par la simple parole. Pendant ces presque deux heures, on pense au fameux poème de Paul Eluard Liberté, tant l’urgence du geste artistique est puissante chez ces réalisateurs. Eux seuls ont su se saisir des situations voire des tragédies qui se présentaient pour raconter l’irracontable, mettre des visages sur une guerre qui a broyé une partie de l’Europe pendant près de cinq ans. On pense évidemment au conflit qui déchire l’Ukraine, à quelques kilomètres des portes de l’Europe, où l’on serait tenté d’oublier que derrière les bombes, les palabres politiques, il y a des femmes, des hommes, des enfants qui se battent autant qu’ils peuvent, habités par le désir de vivre. Le cinéaste donne alors à son travail une dimension supérieure. Il fabrique un film politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire un film qui rappelle la nécessité de rendre signifiants les conflits dont se désintéressent les puissants. En ce sens, Se souvenir d’une ville illustre dans une langue simple, évidente, ce qui fonde la définition du documentaire, c’est-à-dire une forme de recréation de la réalité au service d’une parole engagée et poétique. Le choix de retenir telle image, d’en effacer telle autre, de procéder à telle coupure dans le montage relève d’un langage artistique sincère au bénéfice d’une vérité qui peine à traverser les consciences. Le césarisé Jean-Gabriel Périot renouvelle son langage de cinéaste dans une œuvre beaucoup plus dense, beaucoup plus brute. Il raconte un conflit d’hier, comme un encouragement à peine dissimulé à nous intéresser aux tragédies nombreuses qui déchirent le monde. Il témoigne de la nécessité de l’expression artistique pour désigner des réalités qui ne parviennent pas à franchir les frontières de la pensée. Il choisit explicitement de montrer l’équipe qui filme les réalisateurs, rendant compte par là même que trente ans plus tôt, les jeunes cinéastes se trouvaient munis des mêmes armes, mais dans le vacarme assourdissant de la guerre. Le contraste est d’autant plus saisissant qu’il constitue la matière essentielle de Se souvenir d’une ville. Alors, ne faisons rien d’autre que nous souvenir de cette ville, Sarajevo, et toutes les autres qui brûlent dans l’indifférence du monde. à Voir à Lire

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